Entretien avec Michel Authier : « l’IA doit servir à rendre visibles des liens »

Michel Authier, l’IA, l’écriture et le collectif

Propos recueillis par Vincent D.

Dans un entretien accordé à la Fondation l’IA pour l’Ecole, Michel Authier —
mathématicien, sociologue, philosophe et co-créateur des arbres des connaissances —
interroge en profondeur les mutations de l’école à l’ère de l’intelligence artificielle. Il appelle à sortir de la logique de l’individualisation pour redonner à la formation son sens oublié : apprendre, s’exercer, et surtout faire ensemble. Loin des visions technophobes ou technolâtres, il plaide pour une IA qui soutienne le collectif, favorise le dialogue et rende visibles les dynamiques sociales trop souvent invisibles à l’école.

Est-ce que l’écrit est menacé par l’IA à l’école aujourd’hui ?

M.A :

Il faut d’abord interroger cette priorité de l’écrit. Dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, est-ce que l’usage de l’écrit est une priorité de l’instruction ? Je ne dis pas que ce ne doit plus être le cas. Mais, malgré mon amour pour la littérature et ma passion pour la science, je n’arrive pas à répondre aussi facilement que la plupart de mes collègues en disant que la perte de la maîtrise de l’écrit, c’est la catastrophe absolue, c’est la fin de la pensée, c’est la fin de l’autocritique, de la capacité de juger, et cetera, et cetera. Ce genre de position me
semble trop rapide.
Il faut se souvenir de ce que disait déjà Socrate dans le Phèdre: l’écriture, loin d’être un progrès incontestable, est condamnable car elle détruit la capacité de mémoire, des humains. Pas la mémoire au sens de répéter des savoirs. Non, la mémoire profonde, existentielle, celle qui m’accompagne tout au long de ma vie et qui disparaît quand vous mourez, sauf si vous avez trouvé une manière de la transmettre à d’autres, c’est à dire la connaissance, ce qui vient quand on naît, ce qu’on retient de sa vie pour pouvoir en faire quelque chose dans le réel. L’idée même que ces connaissances soient transmissibles est une idée nouvelle. C’est une idée qui a 2000 ans. Dans l’histoire de l’humanité, ce n’est pas grand- chose.
Cette mémoire-là ne passe pas nécessairement par l’écrit. Elle peut passer par du son, mais pourquoi pas de l’image, pourquoi pas de la représentation d’autres types qu’on n’imagine pas aujourd’hui ? On voit bien aujourd’hui que des enfants apprennent énormément par d’autres canaux. Il suffit de regarder l’usage du jeu vidéo dans l’apprentissage — y compris dans des contextes très sérieux, comme l’armée, où ils sont de plus en plus utilisés dans la formation des militaires.

L’écriture n’est-elle pas ce qui marque le début de l’histoire humaine ?

M.A :
C’est ce que prétend notre récit occidental. On dit : « avant l’écriture, pas d’histoire, pas de mémoire, pas de civilisation. » Mais ce récit, comme l’a bien montré David Graeber dans son livre Au commencement était, est un récit auto-justificatif de notre société de ce qu’elle est. C’est une façon pour les sociétés fondées sur la propriété, la dette et l’échange marchand de dire : « nous sommes la norme ».

Il y a des tribus qui fonctionnent sur l’oralité et qui ont pourtant une Histoire. Or une histoire n’étant pas écrite, on considère que ce n’est pas une histoire. Ce que ce récit dissimule, c’est que c’est probablement la naissance de l’État qui crée l’écriture et la naissance d’une certaine façon de traiter des biens par l’échange et non plus par le partage, le don. Ce n’est pas pour transmettre la mémoire d’un événement ou d’une pensée qu’on a commencé à écrire, mais pour enregistrer des dettes, des possessions. L’écriture, dans son origine, est liée à l’État.

Par conséquent, faut-il relativiser la primauté de l’écrit ?

M.A :

En tout cas, il faut l’interroger, et ce un peu plus subtilement qu’en disant « ça a toujours été comme ça parce que moi, quand j’étais à l’école, c’est comme ça que j’ai fait ». Est-ce que l’expérience de ceux qui prennent des décisions sur l’école, qui par nature, sont et ont été plutôt des bons élèves et qui donc ont su profiter de ce système-là, est la meilleure pour pouvoir dire ce qui va être utile dans le futur? J’ai particulièrement fait partie d’une commission de réflexion sur la République et l’école. J’ai été halluciné de n’y voir que des inspecteurs généraux, des proviseurs de grands lycées parisiens, des agrégés de mathématiques ou de philosophie, c’est à dire grosso modo, des gens qui ne pouvaient pas interroger un système à qui ça avait totalement profité. C’est un peu comme si vous demandiez à tous les ultra-riches, comment doit évoluer un système financier. Je ne vois pas pourquoi ils
le feraient évoluer dans la mesure où ce système leur a totalement profité jusque-là.

Que va devenir cette compétence cérébrale liée à l’écrit si on l’utilise moins ?

M.A :
Il y a une zone très précise du cerveau qui est capable de distinguer avec efficacité « la verticalité, l’horizontalité, l’oblicité – qui sont les 3 formes fondamentales de toute écriture. C’est-à-dire les trois directions principales qu’on retrouve dans toutes les formes d’écriture humaine. Mais cette zone existait bien avant que l’écriture n’apparaisse. Alors à quoi servait- elle avant d’écrire, avant que l’écriture existe? Probablement à lire l’environnement. Ce serait
lié plutôt à des formes de brisures, c’est à dire qu’il y a des choses qui devraient être
verticales, qui deviennent horizontales, des choses qui devraient être droites, qui deviennent obliques. Une lecture de la nature qui est transformée par le passage des animaux ou par le
passage d’ennemis , des formes canoniques dans l’espace » , comme « les herbes doivent être
droites et pas couchées ». Cette compétence de lecture du monde, de lecture du passé dans le présent, elle est là. L’écriture l’a captée pour elle-même, mais elle n’en est pas la seule issue.
Donc si on se passe de l’écrit, à quoi va servir cette zone du cerveau ? Elle ne va pas
disparaître. Elle sera mobilisée autrement. Peut-être pour d’autres types de signes. L’humain s’adapte. Il y a des peintres qui peignent avec la bouche quand ils ont perdu l’usage des mains. On ne peut pas enfermer ses capacités dans une seule forme.

Certains enseignants de philosophie estiment que l’IA empêche de déployer des problèmes
et de penser. Êtes-vous d’accord ?

M.A :
Non.Je ne suis absolument pas d’accord avec ça. Tout le monde pense. Tout le monde passe sa vie à connaître. Les enfants, les adultes, les personnes en situation de handicap. On apprend à se mouvoir, à réparer, à aimer, à se défendre, à dialoguer. Penser, ce n’est pas faire une dissertation, c’est chercher du sens dans ce qu’on vit.
Le problème aujourd’hui, c’est que l’évaluation a pris le pas sur la formation. L’objectif
poursuivi, n’est pas de faire des citoyens meilleurs, mais de faire des citoyens triables. On n’enseigne plus pour former, mais pour sélectionner. On apprend non pas pour comprendre,
mais pour réussir une épreuve. Les élèves font de plus en plus d’exercices, non pas pour maîtriser le savoir, mais pour réussir dans le processus de d’évaluation, c’est à dire de rentrer
dans de la conformité. Et dans cette logique-là, l’IA devient un outil de tri, de contrôle, de sélection. Or, penser, c’est dialoguer. C’est ce que faisait Socrate. On pose une question, on cherche ensemble. Une leçon de philosophie, ça ne peut commencer que par un dialogue sur l’objet de
cette leçon : la vie, la mort, la beauté. Et là, l’IA peut devenir utile, si elle entre dans ce jeu. Si elle nous sert de punching-ball cognitif qui nous fait rebondir, argumenter, questionner. Si on joue avec elle. Mais on ne joue pas à l’école. C’est fou quand on y pense. On joue au foot, on joue de la musique… Mais à l’école, on n’a pas le droit de jouer. Alors que le jeu est l’une des formes les plus puissantes d’apprentissage. C’est incroyable à quel point le plaisir disparaît, n’est pas
reconnu dans les activités dites intellectuelles. La Skholè, en grec, c’est le loisir. C’est quand même extraordinaire que l’étymologie du mot scolaire ait été « loisir » chez les Grecs. Et peu de gens pensent aujourd’hui qu’aller à l’école, c’est avoir des loisirs.

Quel sens donnez-vous aujourd’hui au mot “formation” ?

M.A :
C’est un mot magnifique qui a été vidé de son sens complet. Pour ma part, j’en retiens
trois :

1. « maîtrise du, des savoirs », qui est l’usage classique à l’école.
2. « le fait de se former, de s’exercer », comme on forme un geste, une voix, un style par la répétition en faisant des gammes, en tapant dans le ballon…
3. « le fait de le faire ensemble », comme dans une formation militaire, sportive,
musicale. Une classe c’est une formation. Un groupe qui s’entraîne ensemble, qui se
coordonne, un orchestre, un chœur, un ballet….

Ce troisième sens est presque totalement absent de l’école aujourd’hui. Pourtant, il est fondamental. On forme un orchestre, une équipe, un collectif. Et ce collectif permet à chacun
d’apprendre, non pas malgré les autres, mais grâce à eux. Dans le sport, dans la musique, dans la cuisine… On apprend ensemble. Il y a le goût de faire bien, ensemble. Pourquoi l’école serait-elle la seule institution humaine où cet enjeu collectif disparaîtrait ?

L’IA peut-elle servir ce “faire ensemble” ?

M.A :
Elle le pourrait. Elle le devrait. Mais aujourd’hui, elle est utilisée à contre-sens. C’est la personnalisation de l’acte d’éduquer. À proposer un parcours unique pour chaque élève. C’est l’hyper individualisation dans nos sociétés, une vision grosso modo ultra-libéraliste de
l’éducation : chacun pour soi, chacun son programme, son rythme, ses besoins. Si l’objectif de l’IA, comme on nous le dit avec toutes les technologies de l’éducation depuis 50 ans, c’est la personnalisation de l’acte d’éduquer, alors c’est une catastrophe. Ce qui est indispensable, c’est d’être ensemble et de bien faire les choses ensemble. Il y a un
problème qu’on n’a jamais résolu, c’est de savoir : c’est quoi être ensemble? Parce qu’il y a trop d’informations à brasser. Parce qu’il n’y a pas de moyen de faire de la synthèse. Et moi j’attends de l’intelligence artificielle qu’elle m’aide à gérer cette multiplicité. L’IA pourrait nous y aider, si on lui demandait de représenter les interactions, les dynamiques de groupe.
Elle peut produire des images vivantes de la coopération. Des cartographies qui montrent qui travaille avec qui, qui reste à l’écart, quels liens se forment.Ça, ce serait précieux. Car comme
le dit le proverbe « une image vaut mieux que 1000 mots ». Et à partir de cette image, les
élèves pourraient se repositionner, changer de groupe, ajuster leur contribution. L’IA
deviendrait un miroir collectif, un support de prise de conscience. Une représentation d’un espace de collaboration qui ne soit pas un organigramme hiérarchique ou un réseau de points et d’arêtes complètement abstraits auxquels on n’arrive pas à s’identifier. Et là, oui, l’école
sera vraiment un lieu de formation du citoyen. Ça serait vraiment un lieu de démocratie.

L’IA pourrait aider à faire de l’école un lieu de démocratie ?

M.A :
Oui. Pas au sens électoral. Mais au sens profond : un lieu où chacun se situe dans un collectif, où l’on apprend à vivre ensemble. Un lieu où l’on respecte les règles parce qu’on les comprend, pas parce qu’on nous les impose. Ce qui est bien, c’est l’harmonie dans le
collectif. On n’a pas pour l’instant de moyens de savoir ce que c’est. Qu’est-ce que c’est qu’un beau collectif, un collectif qui marche bien ?
L’IA pourrait aider à faire surgir une conscience nouvelle de notre rapport aux autres. À condition qu’on la conçoive comme un outil de visualisation des liens. Il n’y a rien de réel sans multiplicité, il n’y a que des multiplicités. Or l’école fait comme s’il n’y avait que des individus. Si on continue à utiliser l’IA pour prescrire, trier, décider à la place des humains, alors elle devient une menace. Et on est déjà en train de franchir cette ligne rouge. Dans les systèmes militaires, dans les administrations, l’IA décide déjà. Et cela échappe souvent au contrôle démocratique.
Ce qu’il faut, c’est reprendre la main. C’est redonner à l’humain la possibilité de comprendre, de choisir, de dialoguer. Et dans l’école, cela commence par une chose très simple : écouter
les enfants. Leur demander ce qu’ils aimeraient vivre dans ce lieu. Ce serait le début de quelque chose de nouveau où l’IA aurait sa part.