L’intelligence artificielle au cœur des débats

« Altéricide » du ‘tout numérique’ d’un côté, et « privilège […] de pousser le pédagonumérique » de l’autre. Deux articles de fin novembre – le premier dans Thot Cursus : Formation et Culture Numérique, et le second dans Ecole Branchée – ne pourraient être plus aux antipodes l’un de l’autre. Tandis que l’un porte un regard acerbe sur l’utilisation du numérique à l’école, l’auteure du second – une conseillère pédagogique d’une école 100% en ligne – se fait l’ardente promotrice de l’apprentissage intégralement à distance. Que tirer de tels extrêmes ? Dans sa revue de presse des deux dernières semaines qui porte l’accent sur les liens entre éducation et intelligence artificielle, la Fondation l’IA pour l’Ecole tranche.

Le monde change avec l’intelligence artificielle – et l’éducation ?

Le constat est limpide : le monde change. L’Institut IEEE (Institute of Electrical and Electronics Engineers) a publié les résultats de son enquête auprès de CIOs et CTOs aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Chine, en Inde et au Brésil concernant les technologies les plus importantes pour l’année 2021. Plus d’un tiers (32%) placent le machine learning en première position, suivi par la 5G (20%) et l’IoT (14%). Ainsi, l’intelligence artificielle a la part belle.

Comme mentionné dans un précédent article de la Fondation, avec ce changement du monde vient également un changement des compétences. UiPath, une entreprise leader en automatisation robotisée de processus (RPA), a interrogé plus de 500 cadres de direction et des dirigeants de grandes entreprises. Des compétences en intelligence artificielle sont de plus en plus attendues ; entre deux candidats aux qualifications similaires, 73% des cadres interrogés ont déclaré qu’ils choisiraient le candidat ayant une plus grande expérience avec les outils IA – même si le poste n’exige pas de compétences particulières en le domaine. L’étude montre également que 94% des personnes occupant des fonctions techniques au sein des entreprises des répondants interagissent déjà avec l’intelligence artificielle. Par ailleurs, 64% des interrogés disent que ces compétences peuvent augmenter le salaire des employés.

Pourtant, alors que l’étude de l’Institut IEEE avance que l’éducation sera l’une des principales concernées par ces nouvelles technologies disruptives (en quatrième position à 13% de réponses, derrière les secteurs de la manutention, de la santé, et de la finance), les capitaux investis peinent à suivre cette tendance. C’est en tout cas le jugement de Rahul Bhushan, co-fondateur de RIZE ETF – entreprise qui suit l’investissement dans l’éducation numérique.

Les dépenses dans le secteur de l’éducation, quelles qu’elles soient (gouvernements, parents, individus, entreprises…) devraient selon lui atteindre 10 trillions de dollars d’ici 2030. Dans cinq ans, il y aura également un demi-milliard de diplômés universitaires ou de hautes écoles en plus. Et, d’ici 2050, ils seront deux milliards de plus. Cette tendance exponentielle pousse à repenser l’offre éducative – transformation dans laquelle la technologie aura un rôle clé. Pour autant, sa capitalisation boursière globale est seulement de 150 milliards de dollars – très loin des montants consacrés à la santé par exemple.

La Fondation espère que le prochain Forum international sur l’intelligence artificielle et les futurs de l’éducation de l’UNESCO (AIED), qui se tient en ligne les 7 et 8 décembre 2020, saura faire avancer – entre autres – cette question. Il sera consacré au développement des compétences pour l’ère de l’intelligence artificielle, et réunira des experts en éducation et en technologie du monde entier.

Aussi !

Néanmoins, malgré ce manque de capitaux, l’éducation numérique est en pleine expansion. Dans cet essor, l’intelligence artificielle occupe une place toute particulière. Dans les enseignements, tout d’abord. Particulièrement à l’affiche ces dernières semaines, la Corée du Sud a annoncé que l’intelligence artificielle sera introduite en tant que nouvelle matière dans ses lycées l’année prochaine. Elle sera ensuite étendue aux programmes des maternelles, des écoles primaires et des collèges d’ici 2025. La Fondation ne peut qu’encourager un développement similaire en France – même si nous notons le nouveau grand plan national en faveur de l’inclusion numérique, présenté fin novembre par le secrétaire d’Etat au numérique Cédric 0. A relever particulièrement : la décision de recruter et déployer 4000 conseiller numériques dans les territoires. Cela ne pourra que mieux préparer notre pays à la massification des usages et à la juste compréhension de l’intelligence artificielle.

En Moselle, le programme Fus@sé (faciliter les Usages @-Educatifs) a également été lancé. Mais, en France, nous notons particulièrement la création d’un nouveau kit destiné aux enfants développé par l’entreprise Botaki. Celui-ci vise à sensibiliser au cycle de vie d’une plante, grâce à un totem connecté qui communique avec l’enfant et réagit aux actions apportées (arrosage, engrais…). Ce concept, similaire à notre projet de ferme intelligente préparé pour les Etats généraux du numérique pour l’éducation, permet une éducation responsable à des thématiques concrètes, grâce aux apports de la technologie.

Toutefois, les éléments de recherche ou d’innovation les plus saillants de ces dernières semaines se trouvent à l’étranger. Aux Etats-Unis, James Pustejovsky et son équipe de recherche montent un nouveau projet, rattaché à l’Institut en Intelligence Artificielle pour la Coopération Etudiant-IA – institut fondé à hauteur de $20 millions par la prestigieuse National Science Foundation. Leur recherche va jouer un rôle essentiel dans l’optique d’une intelligence artificielle qui sera un partenaire ‘naturel’ dans la salle de classe. Cette IA, avec des capacités de langage de vision, permettra non seulement d’entendre ce que disent les enseignants et les élèves, mais également de remarquer différents facteurs physiques (secouer la tête, regarder vers le plafond, les émotions des étudiants…) pour mieux mesurer l’environnement de la salle de classe. Par ailleurs, au Québec, le Collège Sainte-Anne (partenaire de la Fondation avec qui nous avons co-publié ‘Osons l’IA à l’Ecole’) a commencé à utiliser un outil nommé ‘B12’ permettant de favoriser la révision autonome. Les données récoltées permettent ensuite aux enseignants d’adapter leur méthode. Enfin, SoapBox Labs a développé un outil basé sur la reconnaissance vocale qui pourrait considérablement améliorer l’apprentissage des enfants. Les assistants vocaux actuels ne permettent pas, selon sa conceptrice Patricia Scanlon, un apprentissage actif car n’ont pas réellement été conçus pour. Celui-ci le serait spécifiquement, et des usages « offline » sont également prévus à l’avenir pour résoudre les problématiques de droits aux données.

L’intelligence artificielle par-delà les frontières

Parfois perçue comme ‘élitiste’, l’intelligence artificielle n’est pas qu’une question de pays occidentaux. Véritable révolution, elle se développe aux quatre coins du monde – et ses applications éducatives ne sont pas en reste. Dubaï, souvent à la pointe sur ces questions, a lancé le programme ‘Ecole Numérique’. Cette initiative vise à fournir une éducation en ligne certifiée, à des étudiants du monde entier – et plus particulièrement les plus mal desservis, comme les réfugiés ou les étudiants ruraux ou précaires. La formation sera notamment basée sur les apports de l’intelligence artificielle (auto-apprentissage, apprentissage adaptatif, développement des compétences…). Elle vise un million d’étudiants au cours de ses cinq premières années.

Au Bénin, l’initiative Classe 19 a été mise en place pour assurer la continuité pédagogique pendant la pandémie. La plateforme permet de retrouver des vidéos de cours et des exercices. Les données sont ensuite analysées afin d’évaluer les progrès. Cela a constitué un apport notable pour les nombreux élèves (précaires, ruraux…) qui n’étaient plus en mesure de suivre de cours. Toujours en Afrique, le Forum du Numérique a été organisé les 26 et 27 novembre au Sénégal.

Pour une meilleure utilisation des outils numériques grâce à l’intelligence artificielle

Alors, « altéricide » ou immense « privilège » ? La ligne de démarcation se situe en réalité quelque part entre les deux. Un article du Monde du 20 novembre mettait en avant que lors du premier confinement, 40% des enseignants ont été impactés dans leur mission éducative par un matériel informatique défectueux – avec des répercussions évidentes sur les élèves. Difficile dès lors de jouer la carte du « tout contre » …

Toutefois, au-delà de la simple problématique de l’accès, c’est avant tout la question d’une juste utilisation de ces outils numériques qui est à souligner. Dans l’article, le professeur Rachid Zerrouki insiste sur la nécessité de « rediriger l’utilisation du numérique centrée sur le divertissement et la communication vers un usage éducatif pour répondre aux besoins de l’école – et mettre en place une didactique du numérique pour transmettre des compétences ».

C’est dans ce combat que s’inscrit la Fondation l’IA pour l’Ecole. Ni alarmisme, ni idéalisme ; plutôt un pragmatisme bâti sur la conviction que l’intelligence artificielle jouera une part cruciale dans cette meilleure utilisation des outils numériques. A ce propos, notons la récente étude sur l’intelligence artificielle en éducation du Conseil supérieur de l’éducation du Québec. Les autrices soulignent que la communauté éducative ne doit pas perdre de temps dans cette réflexion autour de l’intelligence artificielle. Il faut être en mesure de modeler l’avenir, et non subir cette disruption. Depuis trois ans maintenant, la Fondation entame cette réflexion. Pour le bien-être des générations futures, continuons la.